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Non-axiomes.
Dans l’intérêt de la raison, utilisez des RÉFÉRENCES : par exemple, « le conscient » et l’« inconscient » sont deux termes descriptifs utiles ; mais il reste à prouver que ces termes eux-mêmes reflètent avec précision l’« existant » au niveau des faits. Il existe des cartes de territoires sur lesquels nous ne pourrons jamais avoir de renseignements exacts. L’entraînement Ā étant destiné aux individus, l’essentiel est de rester conscient de la signification « multiordinale », c’est-à-dire polyvalente, des mots que l’on entend ou que l’on prononce.
Il était tard dans l’après-midi lorsque Gosseyn revint à l’appartement de Nirène. La jeune femme, assise à une table, écrivait une lettre. Elle posa sa plume lorsqu’il entra, se leva et se dirigea vers un grand fauteuil des profondeurs duquel elle le regarda de ses yeux gris et calmes.
— Ainsi, nous avons tous environ deux mois à vivre ? dit-elle enfin.
Gosseyn-Ashargin feignit la surprise.
— Si longtemps ? dit-il.
Ce fut son seul commentaire. Peu importait ce qu’elle avait entendu de l’incident du déjeuner ou d’ailleurs. Il le regrettait pour elle, mais le destin de la jeune femme ne dépendait pas réellement de lui. Si un tyran peut ordonner à une femme de devenir la maîtresse ou l’épouse d’un étranger simplement parce qu’elle s’est arrêtée pour lui parler cinq minutes, c’est là un fait auquel on ne peut s’attendre normalement. Elle avait commis l’erreur d’être née au sein de l’ancienne noblesse et vivait au bord du puits sans fond des soupçons d’Enro. C’est encore Nirène qui rompit le silence.
— Qu’allez-vous faire maintenant ?
Gosseyn s’était posé lui-même la question, sachant que ceci se compliquait du fait que, à tout moment, il pouvait retrouver son propre corps.
Mais à supposer que non ? À supposer qu’il reste encore ici plusieurs jours ? Alors ? Y avait-il quelque chose à faire qui pût être d’un intérêt quelconque, maintenant ou plus tard, pour Ashargin ou pour Gosseyn ?
Il y avait Vénus. Mais les Vénusiens savaient-ils même ce qui se passait ?
En outre, il fallait réellement qu’il jetât un coup d’œil sur le Dieu Endormi. Ceci nécessitait une autorisation de Secoh.
Ses pensées s’interrompirent tandis qu’il arrivait au numéro trois de la liste : entraîner Ashargin. Il regarda Nirène.
— J’ai mené le prince plutôt dur, dit-il, et je crois que je ferai bien de le laisser se reposer une heure.
— Je vous réveillerai quand il faudra, dit Nirène d’une voix si douce que Gosseyn, surpris, la regarda.
Dans la chambre à coucher, Gosseyn régla un enregistreur mural pour répéter un thème de relaxation de trois minutes. Puis il s’étendit. Durant l’heure qui suivit, pas une fois il ne s’endormit vraiment. Il y avait toujours la voix, derrière, la voix monotone d’Ashargin qui répétait, répétait encore les quelques phrases.
Il laissa son esprit rôder parmi les souvenirs plus amers des années de séquestration d’Ashargin. Chaque fois qu’il tombait sur un incident ayant produit une profonde impression, il parlait silencieusement au jeune Ashargin. Comme si à quinze ans, à seize ans, à vingt ans, Ashargin était chaque fois une entité vivant au-dedans de lui. Ashargin l’aîné parlait à ses cadets au moment où ceux-ci avaient subi un traumatisme.
Du haut de son niveau de plus grande compréhension, il assurait le plus jeune que l’incident devait être regardé d’un autre point de vue que celui d’un jeune homme craintif. Il se persuadait que la peur de la souffrance et la peur de la mort sont des émotions que l’on peut dominer, et, en résumé, que le choc si profond autrefois ne signifiait plus rien pour lui maintenant. Bien plus, dans l’avenir, il comprendrait mieux ces moments-là et jamais plus ne risquerait d’en souffrir.
Ce n’était qu’une entre autres des méthodes d’entraînement non-A, mais saine scientifiquement, en tant que système d’auto-traitement et qui produirait des résultats précis.
« Détends-toi… », disait la voix calmante. Et, combiné à ce qu’il était en train de faire, chaque mot signifiait : « Détends-toi des tensions de toute une vie. Que toutes ces craintes, que ces doutes et ces incertitudes débarrassent ton système nerveux. »
L’effet ne dépendait aucunement de la croyance que quelque chose dût arriver bien que cette conviction le renforçât. Il fallait du temps. Bien des souvenirs volontairement enterrés devraient être rapidement ramenés au grand jour avant que le remède pût agir sur eux.
Le prince Ashargin ne se détendrait pas en un jour.
N’importe, à l’heure où Nirène frappa doucement à la porte, il avait non seulement l’équivalent d’une heure de sommeil, mais une réorientation psychanalytique que les circonstances ne lui eussent pas permis d’obtenir autrement.
Il se sentit rafraîchi, prêt à affronter l’après-midi et la nuit.
*
Les jours passaient ; la question se posait : comment savoir pour Vénus ?
Plusieurs possibilités s’offraient. Toutes exigeaient qu’il révélât ce qu’il voulait savoir. Et Enro serait aussi à même de concevoir la signification de ces révélations que la personne à qui elles s’adressaient.
Risque impossible à prendre avant d’avoir épuisé les autres moyens.
Au bout de quatre jours, Gosseyn était un homme très embêté. Il se vit isolé dans le corps Ashargin, ce qui, en dépit de sa prétendue liberté d’action, lui interdisait de faire les seules choses qui importassent.
Seuls les Vénusiens Ā pourraient arrêter Enro et les Prédicteurs. Telle était sa conviction, fondée sur ses observations et sa connaissance des choses.
Mais, pour autant qu’il le sût, ils se trouvaient coupés de tout. Incapables d’agir. Facilement menacés par un dictateur sur l’ordre duquel des centaines de planètes venaient d’être pulvérisées.
Chaque jour, il espérait se retrouver dans son propre corps. Il tentait d’y aider. Il se servait des distorseurs de transport chaque fois que l’occasion se présentait. Quatre fois en quatre jours, il fit l’aller et retour jusqu’à des planètes éloignées. Mais son esprit restait dans le corps du prince Ashargin.
Il attendit un appel l’informant que l’on avait contacté le destroyer Y 381 907. Rien ne venait.
Que pouvait-il se passer ?
Le quatrième jour, il se rendit personnellement au Service des communications interplanétaires. Ce service occupait un immeuble de quatre-vingt-dix étages sur dix blocs de long. Le bureau de renseignement de l’immeuble comportait cent robopérateurs qui orientaient les appels sur le secteur convenable. Il se présenta à l’un d’eux.
— Ah ! parfaitement, répondit le robopérateur. Le prince Ashargin. Nous avons reçu des instructions vous concernant.
Gosseyn fit son enquête et allait s’éloigner, mais une idée le retint. Les détails l’intéressaient.
— Quel genre d’instructions ? demanda-t-il.
La réponse avait la franchise typique d’Enro :
— Vous pouvez appeler qui vous voulez, mais une transcription de chaque conversation sera envoyée au bureau des renseignements.
Gosseyn acquiesça. Il ne pouvait guère y échapper. Il choisit une cage de distorseur correspondant au secteur qu’il désirait et s’assit au vidéophone. Puis il dit :
— Je désire parler au capitaine Free, ou à une personne quelconque à bord de l’Y 381 907.
Il aurait pu passer son appel de chez Nirène, mais ici, il voyait le distorseur qui transmettait le message. Il put constater la tentative de liaison tandis que le robopérateur composait l’indicatif correspondant, selon la plaque transparente de trente centimètres d’épaisseur donnant la liste des destroyers, au 381 907.
Tout ceci, il le vit de ses propres yeux. S’il était possible d’éviter une interférence dans sa tentative de jonction avec le destroyer, là se trouvait une des méthodes.
Une autre consistait à appeler d’une planète prise au hasard, ce qu’il avait déjà fait deux fois sans résultat.
Une minute s’écoula. Puis deux. Toujours pas de réponse. Au bout de quatre minutes environ, le robopérateur dit :
— Un instant, s’il vous plaît.
Dix minutes en tout se passèrent, et la voix de l’opérateur reprit :
— La situation est la suivante. Lorsque l’on pousse la similarité jusqu’à la limite mécanique connue de vingt-trois décimales, on obtient une faible réaction. Ceci est purement automatique. Il est évident que l’indicatif de votre correspondant est encore partiellement similarisé, mais sa détérioration est manifeste. Visiblement, aucun effort n’est tenté par les occupants du vaisseau pour conserver l’indicatif.
— Merci, dit Gosseyn-Ashargin.
Difficile d’imaginer que son corps se trouvât quelque part là-bas tandis que son moi raisonnant restait ici, attaché au corps du dauphin Ashargin.
Le mystère restait total.
*
Le sixième jour, Enro passa un message au vidéophone public. Il jubilait visiblement, et une note de triomphe tintait dans sa voix :
« Je suis à l’instant informé par le grand amiral Paleol, chef suprême de nos forces dans la bataille du sixième décant, que la capitale de Tuul a été détruite voici quelques heures par notre invincible flotte. Ceci n’est qu’une victoire parmi la liste interminable de celles remportées par nos hommes et nos armes sur un ennemi qui résiste avec acharnement. Continuez de combattre, amiral. Le cœur du peuple et la confiance de votre gouvernement vous accompagnent. »
Tuul ? Gosseyn, à l’aide des souvenirs d’Ashargin, se rappela le nom. Tuul, la place forte du plus puissant État du groupe de la Ligue. Une planète entre mille… mais son étiquette de « capitale » prendrait valeur de symbole à l’égard des esprits non intégrés pour qui la carte, sémantiquement parlant, était le territoire, et le mot la chose elle-même.
Même pour Gilbert Gosseyn la destruction de Tuul signifiait un tournant. Il n’osait pas attendre. Après le dîner, il invita Nirène à l’accompagner chez Crang et Patricia.
— J’espère, dit-il en appuyant, que la Gorgzid et vous-mêmes aurez beaucoup de choses à vous dire.
Elle le regarda, momentanément surprise, mais il ne s’expliqua pas autrement. Impossible d’exprimer ouvertement son projet pour rendre inopérant le don de clairvoyance d’Enro.
Nirène fit de son mieux. Qu’attendait-elle qu’il arrivât ? Gosseyn n’en savait rien. Mais, au début, elle parla sans cesse.
Les réponses de Patricia la freinèrent d’abord. Elle semblait dépassée par cette mitrailleuse vocale qui fonctionnait avec régularité. Mais, soudain, elle dut comprendre. Elle s’avança, s’assit sur le bras du fauteuil de Crang et se mit à répondre.
Nirène, à trois mètres de là, hésita, puis s’approcha et s’assit sur les genoux d’Ashargin. La conversation qui s’ensuivit fut la plus animée que Gosseyn eût jamais entendue entre deux femmes. Pas une seconde pendant le reste de la soirée ses prudentes paroles ne cessèrent d’être couvertes par le fond sonore de ce bavardage féminin.
Gosseyn formula d’abord une de ses moindres préoccupations.
— Est-ce que vous vous y connaissez en matière de cerveaux seconds ? demanda-t-il, mentionnant le mot devant Crang pour la première fois.
Les beaux yeux jaunes de l’homme l’étudièrent, pensif. Puis il sourit.
— Un peu. Que voulez-vous savoir ?
C’est un problème de temps, je suppose, dit Gosseyn. La première photographie est trop lente, en quelque sorte. Plus lente qu’une plaque photographique ; et les plus compliqués des tubes électroniques, comparés à ça, vont à la vitesse de l’éclair.
Crang acquiesça et dit :
— Il est reconnu que les machines spécialisées peuvent remplir toute fonction particulière beaucoup plus vite et souvent mieux qu’un organe ou un effecteur humain donnés. C’est la rançon de notre adaptabilité virtuellement illimitée.
Gosseyn dit très vite :
— Vous estimez le problème insoluble ?
L’autre secoua la tête.
— C’est une question de degré. Il est possible que l’entraînement initial soit parti sur une mauvaise route et qu’une orientation différente puisse donner de meilleurs résultats.
Gosseyn comprenait fort bien. Un pianiste qui a appris de mauvais doigtés ne peut devenir un virtuose à moins de réapprendre laborieusement selon la bonne méthode. Le cerveau humain et le corps peuvent être éduqués en vue de résultats très différents. Certaines méthodes sont si remarquables que l’individu ordinaire convenablement conditionné peut être regardé comme un génie.
Mais comment, se fondant sur cette vérité générale, réentraîner son cerveau second une fois son propre corps retrouvé ?
— Je dirais, dit Crang, qu’il s’agit essentiellement de développer des réflexes conditionnés.
Ils bavardèrent quelques instants sur ce sujet. Pour le moment, Gosseyn ne se souciait pas d’Enro. Même si le dictateur pouvait éliminer le « brouillage » continuel de la conversation de Nirène et de Patricia, ce qu’il entendrait ne signifierait rien pour lui.
Il ne perdait rien de sa prudence, mais se préoccupait de découvrir la nature possible d’un tel réflexe. Crang fit quelques suggestions, mais il parut à Gosseyn que le détective Ā cherchait toujours à se faire une idée de ce que savait Ashargin.
Cette pensée le décida enfin. Il orienta la conversation sur le problème de la possession d’un esprit par un autre. Il souligna que ce phénomène pouvait se réaliser avec un cerveau second, le processus de similarisation suivi étant sans doute un contact au plus haut degré entre un cerveau second complètement développé et le vestige de ce cerveau second existant dans tout être humain. Ainsi, la plus grande des deux quantités se déplaçait toujours vers la plus petite.
Crang était attentif.
— Ce que je me demande, dit-il, c’est ce que ferait le cerveau second une fois en possession du vestige. Dominerait-il les deux corps en même temps, ou le plus puissant serait-il en état de relaxation ?
— Relaxation à coup sûr, dit Gosseyn.
Voilà quelque chose qu’il avait voulu dire, et il se sentit satisfait. Malgré le handicap d’Enro, il venait d’apprendre à Crang que le corps de Gosseyn était inconscient.
Crang sachant que ce corps se trouvait à bord de l’Y 381 907, ses vues de la situation devaient s’éclairer considérablement.
— Il y eut un temps, continua Gosseyn, où j’admettais totalement qu’une situation comme celle-là ne pût résulter que d’un tiers réalisant l’échange forcé. Il paraît difficile à croire (il hésita) que le Dieu Endormi puisse laisser son esprit dans une enveloppe aussi limitée que celle d’Ashargin s’il a un moyen de l’éviter.
Il espérait faire comprendre à Crang que Gilbert Gosseyn se trouvait impuissant à agir sur sa propre destinée.
— Et naturellement, continua-t-il, Ashargin est un simple pantin qui a fait maintenant à peu près tout ce qu’il pouvait faire.
— Je ne suis pas d’accord, dit Crang, désinvolte.
Brutalement, ils arrivaient ainsi au but essentiel de leur prudent échange de vues.
« C’est du moins mon but essentiel » se dit Gosseyn, en regardant l’autre.
Car la position de Crang en tout ceci, le troublait. L’homme semblait ne rien faire. Il avait pris le risque – risque terrible à considérer son action sur Vénus – de se rendre au quartier général d’Enro. Et jour après jour il restait inactif.
Son plan, s’il existait, devait être assez étonnant pour que se justifiât une telle inaction au moment où la bataille du sixième décant approchait inexorablement de la décision finale.
Crang conclut vivement :
— À mon avis, prince, ces discussions mystiques ne peuvent aller bien loin. Il vient un moment où l’homme agit. Tenez, Enro est un exemple remarquable de l’homme d’action. Un génie militaire de premier plan. Il faudra des siècles pour retrouver son pareil dans la galaxie.
Étrange compliment, venant d’Eldred Crang. Et puisque le tout était faux – n’importe quel Vénusien Ā instruit des méthodes militaires pouvait égaler le « génie » d’Enro – il y avait là, visiblement, une intention.
Il assit Nirène plus confortablement sur ses genoux et se cala lui-même dans son fauteuil. Et à ce moment, il vit une possibilité de répondre. Il rétorqua promptement :
— Il me semble que des hommes comme vous-même laisseront leur marque sur l’histoire militaire de la galaxie. Il serait intéressant de suivre ces événements de près.
Crang se mit à rire.
— L’avenir nous dira tout ça.
Il changea de sujet et reprit :
Il est dommage qu’Enro ne soit pas encore reconnu pour le plus grand génie militaire qui ait jamais vécu.
Morose, Gosseyn acquiesça. Quelque chose se préparait, mais on n’avait pas répondu à sa propre question. Il savait à coup sûr que Crang comprenait ce qu’il essayait de dire.
« Et il ne répondra pas, pensa-t-il, furieux. Eh bien, s’il a un plan, il y a intérêt à ce qu’il soit bon. »
— Je suis sûr, dit Crang, qu’après sa mort, même ceux de la Ligue reconnaîtront et honoreront l’habileté consommée de l’attaque déclenchée contre le pouvoir central.
Et Gosseyn vit le plan : « Le plus grand qui ait jamais vécu ! après sa mort… »
Crang proposait une tentative d’assassinat d’Enro.
Gosseyn resta stupéfait. À un moment donné, l’idée de se servir d’Ashargin pour tuer Enro paraissait le seul moyen d’utiliser un individu d’aussi peu de poids. Mais tout avait changé. Le dauphin Ashargin servait à influencer des milliards de gens. On le savait en vie. En temps voulu, son influence serait décisive.
Le sacrifier maintenant au cours d’une tentative d’assassinat du dictateur, cela ressemblait à l’abandon d’une reine dans une partie d’échecs. Même au début, il trouvait que ce serait un sacrifice. Et maintenant, sachant ce qu’il connaissait d’Enro, il se sentait convaincu que la vie d’Ashargin serait perdue en pure perte.
En outre, la mort d’Enro n’arrêterait pas la flotte d’invasion. Là-bas, il y avait Paleol, dur, sauvage, décidé. Paleol, et ses milliers d’officiers, volontairement en marge de la loi et de la Ligue, prendraient les rênes du gouvernement contre tout groupe qui pourrait tenter de s’emparer du Plus Grand Empire.
Naturellement, si Ashargin mourait en tentant de tuer Enro, Gilbert Gosseyn retournerait sans doute dans son propre corps. Pour lui, toujours persuadé que ce retour se ferait normalement, ça demandait une semaine de réflexion. Et – à tout hasard – on pouvait commencer à mettre le plan en application ; il y avait des préparatifs à faire.
À regret, avec mainte réserve, Gosseyn notifia son accord à ce complot.
Ceci termina la soirée. Il s’attendait que l’on discutât les détails, mais Crang se leva et dit :
— Ça a été une conversation très agréable. Je suis ravi que vous soyez passés nous voir.
À la porte, le détective Ā ajouta :
— Vous pourriez tenter d’imiter le réflexe utilisé à la vision nette.
Cette méthode d’entraînement était déjà venue à l’idée de Gosseyn. Il acquiesça.
— Bonsoir, dit-il brièvement.
Cette visite, tandis que, en compagnie de Nirène, silencieuse, il regagnait son appartement, lui laissait une impression d’intense déception.
*
Il attendit que Nirène fût sortie, et demanda Madrisol au vidéophone. Il se sentait nerveux. En effet, ceci pouvait passer pour une trahison. Il avait demandé à Enro l’autorisation de téléphoner à qui il voulait, mais on ne communique pas avec l’ennemi en temps de guerre sans accord spécial. Il se demandait à quel point on le surveillait lorsque la voix de l’opérateur retentit.
— Le secrétaire de la Ligue accepte de parler au prince Ashargin à la condition qu’il soit expressément entendu que c’est une autorité légale qui s’adresse à un hors-la-loi.
Gosseyn entrevit immédiatement les risques courus par Ashargin s’il acceptait cette thèse. Il entendait faire tout ce qui était en son pouvoir pour aider la Ligue à gagner la guerre ; si la victoire en résultait, Ashargin se trouverait dans une situation dangereuse.
Il en éprouva de l’ennui, mais un instant lui suffit à découvrir une échappatoire.
— Le prince Ashargin, dit-il, a des raisons impératives de parler à Madrisol et en conséquence il accepte la condition sans préjugé.
Ensuite, ce ne fut pas long. Le mince visage ascétique de Madrisol apparut sur l’écran. L’homme paraissait plus émacié encore que lorsqu’il l’avait vu avec les yeux de Gosseyn. Le secrétaire de la Ligue hurla :
— S’agit-il d’une offre de reddition ?
Question si peu réaliste que Gosseyn fut distrait de son propre dessein. Madrisol continua, d’un ton coupant :
— Comprenez qu’il ne peut y avoir d’exception aux principes. Tous les individus participant à la hiérarchie du Plus Grand Empire doivent se soumettre au jugement du tribunal de la Ligue.
Un fanatique. En dépit de sa propre opposition à Enro, Gosseyn ne put s’empêcher d’être un peu ironique en répondant :
— Monsieur, ne croyez-vous pas que vous vous pressez un peu trop de conclure ? Ceci n’est pas une offre de reddition, et d’ailleurs je ne suis pas en mesure de la formuler.
Il continua rapidement :
— La raison de mon appel vous surprendra sans doute. Mais tout d’abord, je veux vous prévenir : il est d’importance vitale que vous ne mentionniez pas nominalement le sujet dont je veux vous entretenir. Ce que j’ai l’intention de vous dire va être rapporté à Enro et toute indiscrétion de votre part pourrait avoir des effets désastreux.
— Oui, oui, allez.
Gosseyn n’abandonnait pas.
— J’ai votre parole ? demanda-t-il. Votre parole d’honneur ?
La réponse fut glaciale :
— L’honneur ne peut avoir cours entre un officiel de la Ligue et un hors-la-loi. Mais, continua Madrisol, il est évident que je ne ferai aucune révélation qui puisse être dangereuse pour une planète amie.
C’était la promesse qu’il désirait. Pourtant, maintenant qu’elle était faite, Gosseyn hésitait. Les souvenirs d’Ashargin, ces systèmes solaires entièrement détruits, lui embarrassaient la langue.
Si Enro devinait de quelle planète il était question, on pouvait être sûr qu’il agirait. Un simple soupçon suffirait. Pour l’instant, Vénus représentait un simple incident pour le dictateur. Aussi longtemps que cela durerait, les Vénusiens seraient sans doute en sécurité.
La voix impatiente de Madrisol retentit :
— Je vous prie de venir au fait.
Encore une fois, Gosseyn fit défiler dans sa tête les phrases préparées et il se lança. Il rappela l’appel de Gilbert Gosseyn à Madrisol, plusieurs semaines auparavant, et la requête formulée à l’époque. Il conclut :
— Avez-vous fait quelque chose ?
Madrisol se rembrunit.
— Je me rappelle vaguement. Je crois qu’un de mes techniciens a tenté de passer un message.
— Qu’est-il arrivé ?
— Une seconde. Je vais vérifier que ce message a bien été envoyé.
— Attention ! rappela Gosseyn.
Les lèvres de Madrisol se pincèrent un peu plus, mais il acquiesça. Il fut de retour moins d’une minute plus tard.
— Non, dit-il, le message n’a pas encore été transmis.
Gosseyn, muet, le regarda un moment. Il n’était pas absolument convaincu. C’était beaucoup attendre d’un homme dans la position de Madrisol que de lui demander de révéler des informations au prince Ashargin. Mais il se rappela la sécheresse de son interlocuteur lorsqu’il l’avait appelé de Vénus. Ceci concordait. Et comment…
Il retrouva sa voix.
— Je vous adjure, dit-il, de prendre contact avec eux immédiatement – et personnellement.
Il coupa la communication, déprimé. Le plan désespéré de Crang, en fin de compte, n’était pas la dernière solution, mais bien la seule solution. Et pourtant, non ! Paleol exécuterait tous les habitants du palais : Nirène, Patricia, Crang…
Gosseyn se calma. À quoi bon penser à tout ça ? À moins que l’on ne se décide à une action décisive, Nirène, Crang et Ashargin – au moins – mourraient promptement de toute façon. Il fallait se rappeler le grand rôle joué par Crang sur Vénus et espérer que le détective non-A restait à la hauteur de la situation.
Il tenterait de tuer Enro si Crang le lui suggérait.
*
Il lui fallut plus d’une heure pour élaborer la formule qu’il désirait ; pour l’enregistrer, quatre minutes et quart suffirent.
C’était une opération complexe qu’il entreprenait là, complexe en ce sens qu’il désirait fixer des réflexes sur le plan de l’inconscient et modifier en fait les réactions du système nerveux autonome.
Cette tentative trouvait son parallèle dans les siècles anciens. Les orgueilleuses légions de Jules César avaient défait des armées de barbares supérieures en nombre parce que le système nerveux des soldats romains était entraîné pour le combat coordonné. Les légions de César auraient eu peu de chances contre les armées de l’empire romain de l’Est au VIe siècle.
Les armes s’étaient peu modifiées, mais on avait amélioré l’entraînement.
En 1940, le dictateur Hitler adaptait le système nerveux de ses hommes à un système neuf et différent de guerre mécanique. Il triomphait jusqu’au moment où un nombre supérieur d’hommes et de machines adoptait ses méthodes. Les machines existaient déjà avant le Blitz, mais il fallait habituer les hommes aux machines en vue d’une nouvelle intégration. Celle-ci terminée, la supériorité naissait automatiquement.
Dans les années qui avaient suivi la paix confuse de la Seconde Guerre mondiale, de plus en plus de gens se rangeaient aux conclusions laborieusement formulées par la nouvelle science et sémantique générale à partir de la masse des expériences connues. Selon une de ces conclusions, « le système nerveux humain est uniquement susceptible d’entraînement illimité », mais c’est la méthode qui est le facteur déterminant du résultat.
L’idée de Crang et de Gosseyn reposait sur le principe de la vision. Un œil détendu voit mieux. L’œil normal reste détendu lorsqu’il cligne régulièrement. Quand, pour une raison quelconque, un œil capable de bien voir se fixe sur un objet, l’image se brouille. À la différence d’un appareil photographique, l’œil ne voit distinctement qu’à l’instant qui suit immédiatement le clignement relaxateur.
Il paraissait à Gosseyn que, s’il pouvait, tandis qu’il attendait emprisonné dans le corps Ashargin, découvrir une méthode automatique de relaxation pour son cerveau second, il obtiendrait des photographies plus rapides et plus précises aux fins de similarisation. Comment « détendre » un cerveau second ? Première tentative, évidente : la relaxation des tissus environnants.
Aussi, il tenta de « relaxer » les vaisseaux sanguins du cortex, le thalamus, et le sub-cortex, où devait se trouver le cerveau second embryonnaire d’Ashargin.
Par association, toutes les cellules entourant les vaisseaux sanguins se relaxeraient également, de façon automatique. C’était une théorie maintes fois vérifiée.
Chaque fois que la voix de l’enregistreur formulait la suggestion, il imitait la méthode utilisée avec son propre cerveau second pour obtenir une zone mémorisée.
Deux heures passèrent. Il parvenait au point où il pouvait suivre l’indicatif et penser à autre chose.
« Détends-toi… regarde… détends-toi… regarde… »
L’assassinat devrait être planifié très soigneusement s’il était vrai qu’Enro vécût sous la surveillance de gardiens qui l’observaient par des trous dissimulés dans le mur. « Détends-toi… regarde… détends-toi… regarde. » Plusieurs éventualités, naturellement. Puisque Ashargin était censé attaquer, il fallait prendre en considération la position du prince dans son ensemble. À supposer que Ashargin et Gosseyn fussent tous deux morts la semaine prochaine, ceci mettrait-il en action automatiquement le corps de remplacement le plus proche de Gosseyn, en l’occurrence le Dieu Endormi de Gorgzid ?
« Détends-toi… regarde… détends-toi… regarde… »
Si c’était effectivement ce dernier, Gosseyn entrevoyait l’intérêt du plan. Il tentait d’imaginer l’effet produit par un Dieu Endormi se levant pour affronter Enro et Secoh. « Détends-toi… regarde… détends-toi… regarde. »
Il parut à Gosseyn que d’un préliminaire au moins il devait prendre soin personnellement.
Si la suite des événements se déroulait effectivement selon le plan prévu, il fallait faire une vérification. Il supposait que le Dieu Endormi était un des corps de Gosseyn.
Ceci devait être contrôlé.
*
Enro ne se montra pas au déjeuner. Secoh, arrivé en retard, expliqua :
— Il s’est rendu auprès de l’amiral Paleol.
Gosseyn étudia le prêtre tandis qu’il prenait place à table.
Âgé de quarante ans, son visage trahissait la complexité des passions qui l’avaient poussé à lutter pour conquérir le rang élevé auquel il était parvenu. Mais il y avait plus. D’après la façon dont Secoh s’adressait à Enro le jour où l’on passait Ashargin au détecteur de mensonges, il paraissait probable que le seigneur gardien fût lui-même un adepte de son dogme.
Gosseyn estima que le moment serait favorable pour aborder le sujet. Mais comment ? Il opta finalement pour la franchise et parla. Lorsqu’il se tut, Secoh le regarda pensivement.
Deux fois, il faillit parler. Deux fois, il s’agita sur sa chaise comme pour se lever et partir. Enfin, il dit doucement :
— Le privilège de voir le Dieu Endormi n’est accordé qu’aux membres de l’ordre.
— Exactement, dit Gosseyn.
Secoh parut troublé, et Gosseyn espéra que dans son esprit se formait l’image de ce que signifierait la révélation publique de la conversion du dauphin Ashargin à sa religion chérie. Avait-il la vision d’une galaxie entière en extase devant l’image vidéophonique de la crypte du Dieu Vivant ? Gosseyn l’espéra.
Secoh reposa sa fourchette et son couteau et posa ses mains sur la table. Elles paraissaient fines et délicates, mais il y avait aussi en elles de la fermeté. Il dit finalement avec gentillesse :
— Mon garçon, je ne veux pas vous décourager. Votre position est anormale. Je serais heureux de vous donner personnellement l’instruction primaire de base, et grâce à l’élasticité de mes pouvoirs discrétionnaires, je pense que ceci pourrait inclure la cérémonie de la vision. Mais je dois vous avertir cependant que la protection habituelle assurée aux novices et aux initiés ne vous serait pas accordée. Nous sommes en train de créer un État universel, et notre grand chef a estimé nécessaire de prendre des décisions sévères concernant les individus.
Il se leva.
— Demain matin, dit-il, soyez prêt à vous rendre au Temple, à 6 heures. En considération de votre certitude d’être possédé formulée voici huit jours, il entrait dans mes intentions de vous mettre en présence du Dieu Endormi. Je suis curieux de savoir s’il y aura ou non un signe.
Il fit demi-tour et quitta la table et la pièce.
Pour Gosseyn l’instruction primaire fut représentée par quelques extraits de la cérémonie d’investiture. C’était une histoire du Dieu Endormi, fascinante à sa façon comme les traditions populaires.
Le Temple du Delta existait avant l’arrivée des hommes sur Gorgzid. Dans le passé brumeux, après avoir créé l’univers, le Dieu avait choisi la planète Gorgzid comme lieu de repos. Là, gardé par les élus de son choix, il dormait après son dur labeur. Un jour viendrait où, s’éveillant enfin de son bref assoupissement – « bref » au sens cosmique –, il se lèverait et reprendrait son œuvre.
À son peuple de Gorgzid était attribuée la tâche de préparer le monde pour son réveil. Ce jour de gloire, il désirerait un univers unifié.
À l’énoncé des rites, tandis que le tableau se précisait, Gosseyn se rendit compte pour la première fois de bien des choses. Ceci justifiait les conquêtes d’Enro. Les affirmations de base admises, tout le reste s’ensuivait.
Il était frappé. Il avait admis de son côté qu’il s’agissait là d’un corps de Gosseyn. Si telle était la folie suscitée par la présence de ce corps, lui qui se trouvait immortel grâce à l’existence d’une série de corps analogues, devrait reconsidérer tout le problème de sa propre immortalité.
Vers 9 heures, il fut revêtu d’une longue robe blanche, et la parade de la vision commença. C’est un curieux chemin qu’ils prirent ; des marches descendaient autour d’un mur incurvé. Ils parvinrent dans les profondeurs ; là se trouvait un propulseur à pile atomique, et Gosseyn reçut son second choc.
Un vaisseau de l’espace ! Le Temple du Delta était un vaisseau interstellaire sphérique enterré dans les alluvions des siècles écoulés, peut-être depuis des millénaires.
Maintenant, ils remontaient le long de la paroi opposée. Ils parvinrent au plancher central et entrèrent dans une salle qui frémissait des murmures sous-jacents. Gosseyn soupçonna la présence de nombreuses machines, mais il n’avait pas son cerveau second pour vérifier cette supposition. Le mur, en face, s’incurvait dans la pièce. De chaque angle partait un pylône en arc ; Les quatre piliers aboutissaient à un étroit contrefort, à peu près à huit mètres de l’endroit où eût dû se trouver le mur.
Ça aurait pu être la tête d’un cercueil. La paroi inférieure, translucide, resplendissait d’une lumière intense. Des petites marches menaient jusqu’au sommet du contrefort. Secoh monta l’un des escaliers et fit signe à Gosseyn de prendre celui qui se trouvait de l’autre côté. Comme il atteignait le sommet un panneau glissa et démasqua la partie supérieure.
— À genoux, dit Secoh d’une voix sonore, et VOIS !
De sa position agenouillée, Gosseyn vit les épaules, une partie des bras et du thorax, et la tête de l’homme couché à l’intérieur. Le visage était mince et détendu, les lèvres légèrement entrouvertes. C’était la figure d’un quadragénaire sous le crâne volumineux ; l’expression du visage paraissait curieusement vide. L’homme était beau, mais seulement à cause de sa symétrie et de la ligne des joues et des os. Autrement, il avait l’air abruti. Pas de trace de ressemblance, même vague, avec Gilbert Gosseyn.
Le Dieu Endormi de Gorgzid restait un étranger.
Ils furent de retour au palais à temps pour déjeuner, et, tout d’abord, Gosseyn ne se rendit pas compte que la grande crise se déclenchait.
*
Il y avait deux convives, outre Enro, Patricia, Crang et Nirène. Huit en tout à table. Les visiteurs portaient l’uniforme et les insignes des maréchaux. Eux et Enro menaient la conversation.
Celle-ci concernait une commission d’enquête dont les travaux s’étaient portés sur ce qu’ils appelaient une révolution. Gosseyn comprit que cette dernière avait réussi pour des raisons encore obscures. Les deux officiers constituaient la commission.
Il les observa avec curiosité. Tous deux semblaient, d’après leur comportement et leur expression, des gens sans merci. Avant même qu’ils ne formulassent leurs conclusions, il conclut lui-même que des individus aussi froidement cérébraux résoudraient inévitablement tout problème de ce genre en suggérant la destruction des planètes rebelles.
Il jeta un coup d’œil à Crang et vit le détective Ā impassible ; mais à son côté Patricia donnait des signes d’agitation. Il se rendit compte qu’avant son arrivée, on devait parler du travail accompli par le bureau. Les deux enquêteurs étaient décidément intéressés par ce qui se passait. Brusquement, Patricia se mêla à la conversation :
— Messieurs, dit-elle, sèche, j’espère sincèrement qu’en prenant votre décision, vous n’avez pas choisi la solution de la facilité.
Les deux officiers se tournèrent vers elle et, d’un commun accord, regardèrent Enro, interrogateurs. Le Gorgzid étudia le visage de sa sœur, un léger sourire aux lèvres.
— Vous pouvez être sûre, dit-il avec suavité, que les maréchaux Rour et Ugell s’en sont tenus aux preuves.
— Naturellement, acquiesça Rour.
Ugell se contenta de la fixer de ses yeux bleus glacés.
— Je désire entendre leur proposition, dit brièvement Patricia, avant de me faire une opinion là-dessus.
Enro continua de sourire. Il s’amusait.
— Je crois me rappeler, dit-il, que ma sœur s’est déjà tout spécialement intéressée au système qui fait l’objet de cette discussion.
Gosseyn s’était déjà rendu compte de la vérité : il s’agissait de Vénus ! Il se trouvait en présence de la commission d’enquête nommée pour rechercher les causes de la défaite de Thorson sur le système solaire.
— Eh bien, messieurs, dit aimablement Enro, je vois que nous sommes tous suspendus à vos lèvres.
Ugell prit une feuille de papier dans une poche intérieure et mit des lunettes. Il releva les yeux.
— Les raisons de notre décision vous intéressent-elles ?
Très certainement, dit Enro. Je veux savoir ce qui est arrivé. Comment Thorson, un des hommes les plus astucieux de l’empire, a-t-il échoué au cours d’une mission qui ne représentait qu’un incident dans sa carrière ?
Rour se taisait. Ugell dit :
— Votre Excellence, nous avons interrogé plus de mille personnes, hommes ou officiers. Leurs récits aboutissent au tableau que voici : nos armées ont envahi avec succès les cités rebelles. Puis, à la mort du maréchal Thorson, le nouveau commandant en chef a ordonné l’abandon de Vénus. Naturellement, ces ordres ont été exécutés. Ainsi vous voyez qu’il n’y a pas là échec de nos armes, mais action d’un homme pour des raisons que nous n’avons pu découvrir.
Ce compte rendu était à peu près exact. Il omettait de mentionner que les Vénusiens Ā avaient défendu avec succès leur planète contre les forces assaillantes. En outre, l’enquête ne révélait pas le rôle joué par Gilbert Gosseyn dans la mort de Thorson ; cependant les faits découverts représentaient une part de la réalité.
Enro se rembrunit.
— Thorson a-t-il été assassiné par son successeur ? demanda-t-il.
— Il n’y a aucune preuve, dit Rour, comme Ugell ne répondait pas. Le maréchal Thorson a été tué durant une attaque qu’il dirigeait personnellement contre un nid de résistance sur la planète Terre.
Enro explosa de colère.
— Le sinistre imbécile ! Quelle idée de diriger une attaque lui-même.
Au prix d’un effort, il se maîtrisa.
— Cependant, messieurs, je suis très heureux d’avoir entendu ce compte rendu. Il concorde avec certaines informations précédemment recueillies et avec certaines théories personnelles. Au moment où je suis importuné en ce palais même par des gens qui complotent contre ma vie de façon ridicule, j’aimerais que vous me donniez le nom de l’officier qui a remplacé Thorson au poste de commandant en chef de nos forces sur Vénus.
Ugell dit :
— Il se nomme Eldred Crang. Nous n’avons pu trouver trace de ce traître.
Enro, l’œil fixe, continua :
— Et quelles sont vos suggestions concernant cette planète, messieurs ?
— Nous suggérons, lut Ugell d’une voix monotone, que les parties habitables de ce système soient imprégnées de n’importe lequel des isotopes radioactifs d’un an d’activité que l’on pourra se procurer sur place afin que le système en question soit rendu inhabitable.
Il releva les yeux.
— Le maréchal Rour serait assez partisan d’une nouvelle idée à lui suggérée récemment par une jeune psychologue. Il s’agit de repeupler une planète uniquement au moyen de déments criminels. Il nous paraît, bien que nous n’ayons pas incorporé ceci à nos conclusions, que ceci pourrait constituer une intéressante expérience susceptible d’être tentée sitôt que les planètes en question redeviendront habitables.
Il tendit le document à Enro qui le prit sans mot dire. Il y eut un silence tandis qu’il le lisait.
*
Ainsi Enro savait depuis le début. Telle fut la pensée de Gosseyn. Leur petit complot ridicule – qui n’avait jamais dépassé la période embryonnaire – l’amusait probablement au moment même où il préparait la réponse la plus dévastatrice qu’il pût opposer à leurs espoirs.
Il parut clair qu’il savait également depuis plusieurs jours qui était Eldred Crang.
Enro tendit le document à Patricia. Sans le regarder, elle le déchira.
— Messieurs, voici ce que je fais de vos suggestions.
Elle se mit debout. Elle était blême.
— Il est temps, Enro, dit-elle, que vous et vos bourreaux arrêtiez ces massacres insensés de quiconque a le courage de vous résister. Les gens de Vénus et de la Terre sont inoffensifs.
— Inoffensifs ? dit involontairement Rour. S’ils le sont tant que ça, comment ont-ils pu vaincre nos armées ?
Elle se tourna vers lui, l’œil flamboyant.
— Votre rapport déclare à la seconde qu’il n’y a pas eu défaite. Que la retraite a été ordonnée par l’officier qui a succédé à Thorson.
Elle se pencha vers lui.
— Est-il possible que vous cherchiez à dissimuler une défaite de nos forces en faisant un faux témoignage, pour flatter la vanité de mon frère ?
Hors d’elle-même, en pleine fureur thalamique, elle neutralisa d’un geste son effort pour s’expliquer, et répondit à sa propre question.
— N’importe, dit-elle, vos renseignements sont assez précis. Je suis d’accord. Parce que c’est moi qui ai donné cet ordre à l’officier successeur de Thorson. Il ne pouvait qu’obéir à la sœur de son maître. Il est là, assis à côté de moi ; c’est mon mari.
— Il s’est fait chèrement payer !
Il se tourna vers les officiers.
— Messieurs, je connais depuis plusieurs jours l’identité d’Eldred Crang. Je ne puis agir contre lui en tant que traître parce qu’ici, sur Gorgzid, l’autorité de ma sœur est analogue à la mienne ; et ma foi religieuse m’oblige à soutenir ses droits. J’essaie de persuader le seigneur gardien de… euh… lui accorder le divorce, et il examine actuellement ma requête.
Il parlait franchement. Il paraissait difficile de croire que derrière la logique et le sens apparents des mots pût se cacher la décision d’Enro de se servir de cette religion pour obliger sa sœur à suivre l’ancienne coutume de Gorgzid, le mariage incestueux. Et que tout le reste fût purement fabriqué.
Patricia, avec la même franchise, reprit la parole.
— Les habitants du système solaire ont mis au point un système d’éducation de l’ordre le plus élevé, une culture que j’aimerais voir se répandre à travers toute la galaxie.
Elle regarda son frère.
— Enro, dit-elle, il n’y a aucun intérêt à détruire un système qui s’est consacré à l’éducation. Si jamais il devenait nécessaire de prendre possession de ces planètes, cela pourrait se faire sans effusion de sang.
Enro riait.
— Un système d’éducation, vraiment ?
Il haussa les épaules, cynique.
— Secoh sera trop heureux de vous faire part du plan prévu par le Temple en ce qui concerne les planètes conquises.
Il se tourna vers les maréchaux, une note sauvage dans la voix :
— Messieurs, je m’excuse de la brutalité désagréable de ma sœur. Elle a tendance à oublier que son pouvoir en tant que Gorgzin ne s’étend pas au-delà du système planétaire dont elle et moi sommes cohéritiers. En ordonnant au lieutenant Crang de retirer nos troupes de Vénus, elle a oublié que le Plus Grand Empire est ma réalisation personnelle. En l’épousant, et en l’autorisant, lui et… (il hésita et regarda un instant Gosseyn-Ashargin) d’autres personnes, à comploter contre moi sous sa protection, elle s’est interdit tout droit qu’elle aurait pu avoir à faire appel au côté affectueux de mon caractère.
Il hurla, définitif :
— Vous pouvez être assurés que je ne désigne pas des commissions d’enquête pour ignorer ensuite leurs suggestions. Et à titre de précaution, pour m’assurer que la Gorgzin ne me place pas devant un dilemme en se rendant sur Vénus, je vais immédiatement donner l’ordre qu’on lui interdise l’accès de tout distorseur galactique jusqu’à ce que l’extermination de la population du système solaire soit terminée conformément au rapport. Merci, messieurs. Mes vœux vous accompagnent.
Gosseyn remarqua que l’ordre ne s’étendait pas au prince Ashargin. Il ne dit rien, mais, sitôt le repas terminé, il se dirigea vers le système de distorseurs extérieurs du palais. Il ne savait pas s’il était possible de se rendre sur Vénus dans une cage de distorseur. Avec un vaisseau, oui – mais il ne pouvait s’en procurer un ; son seul recours était donc d’essayer.
De sa poche, il tira les fragments du rapport sur Vénus – il admirait encore la façon dont Crang l’avait pris dans l’assiette de Patricia, étudié brièvement et passé à Ashargin d’un geste très naturel – et, vivement, il les mit à leur place.
Les coordonnées galactiques de la position de Sol dans l’espace étaient imprimées en haut de la page un. Il lut : huitième décant, R. 36 400 thêta 272 Z-1 800.
À trente-six mille quatre cents années-lumière de l’axe galactique, selon un angle de 272°, par rapport à la ligne d’origine – basée sur quelque galaxie éloignée – à 1 800 années-lumière du côté moins du plan galactique. Première tâche urgente : se rendre dans le huitième décant.
Tandis qu’il tirait le levier de la « cage », Gosseyn perçut le changement. Il se sentit revenu dans son propre corps. Libéré d’Ashargin.
Il connut le rapide réveil du changement, s’assit soudain. Et retomba en gémissant, car chaque muscle de son corps engourdi protestait énergiquement contre son mouvement brusque.
Une femme, près du lit, poussa une exclamation. Leej parut dans le champ de vision de ses yeux douloureux.
— Vous êtes éveillé… dit-elle, d’une voix presque murmurante. Je pensais que quelque chose allait arriver, mais je n’étais pas sûre.
Elle eut des larmes dans les yeux :
— Il faut que je vous dise. Nous sommes perdus. Quelque chose est arrivé au distorseur du vaisseau – il est égaré. Le capitaine Free dit qu’il nous faudra cinq cents ans pour arriver à la base la plus proche.
Le mystère de la disparition du destroyer Y 381 907 était enfin résolu.